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Nombre d’œuvres écrites par Sophia Dussek ont longtemps été attribuées à son mari et la plupart de ses compositions sont tombées dans l’oubli, dormant dans des bibliothèques au Royaume Uni. Pourtant ses compositions ont connu un très grand succès de son vivant, tout particulièrement ses arrangements pour harpe d’airs favoris, d’opéras populaires et de chants écossais, gallois, irlandais ou même français.
Après avoir publié un album consacré aux sonates composées par Monsieur et Madame Dussek, Kyunghee Kim-Sutre nous propose une sélection d’Airs favoris arrangés pour la harpe, dont la plupart n’ont jamais encore été enregistrés.
Préface de Laure Murat :
Le XXIe siècle sera-t-il le siècle des compositrices ? Chaque année, de nouveaux sites consacrés aux musiciennes fleurissent sur la toile, tandis que l’intérêt pour des œuvres plus ou moins méconnues s’accroît et se matérialise sous forme de concerts ou de disques. Les noms célèbres se mêlent aux oubliés, on découvre ou on redécouvre Barbara Strozzi, Elisabeth Jacquet de la Guerre, Hélène de Montgeroult, Sophie Cail, Fanny Mendelssohn, Cécile Chaminade, Louise Farrenc, Augusta Holmès, Ethel Smyth, Lili Boulanger, pour n’en citer que quelques-unes. D’inédits en réhabilitations, d’hommages en révélations, se dessine un continent neuf, inattendu.
Cette mise à l’honneur tardive des compositrices du passé appartient à un mouvement plus vaste de reconnaissance des femmes artistes et de leur place dans la création. Pourtant, malgré l’effervescence de ces recherches historiques dans le monde musical, une réalité demeure : 1% des pièces programmées en concert sont l’œuvre de compositrices.
Cette résistance intrigue de bon droit. Alors que l’entrée de l’École des Beaux-Arts a été barrée aux femmes jusqu’en 1896 et les ateliers jusqu’en 1900, la congrégation romaine de Sainte Cécile accueille la première femme en 1774, tandis que le conservatoire de musique et d’art dramatique de Paris est ouvert aux deux sexes dès sa fondation en 17951. Avec des restrictions cependant : seules les classes de chant et de clavier sont d’abord accessibles aux femmes. À l’image de la direction d’orchestre, la composition reste la chasse gardée des hommes. Les femmes ont beau composer depuis Sappho, ces créatrices au cerveau « mâle » sont regardées comme des anomalies. À preuve, le mot « compositrice » n’apparaît qu’en 1847. Il faudra attendre les années 1870 pour que les classes d’écriture leur soient enfin ouvertes. Lili Boulanger sera la première à obtenir le Prix de Rome en 1913, Edith Canat de Chizy, la première compositrice à entrer à l’Académie des Beaux-Arts, en…2005.
Quand bien même créent-elles, les musiciennes sont le plus souvent reléguées à être « femme de » (Robert Schumann, Gustave Malher), « sœur de » (Félix Mendelssohn), « muse » du groupe des Six (Germaine Tailleferre)… Cette relégation a, au moins, une double origine : les préjugés qui frappent les femmes incapables « par nature » d’accéder à la création et la concurrence inenvisageable au sein de la famille. Le cas de Fanny Hensel est, à cet égard, caricatural. Ainsi que lui écrivait son père, Abraham Mendelssohn, en 1820 : « La musique deviendra peut-être pour lui [Félix] son métier, alors que pour toi elle doit seulement rester un agrément mais jamais la base de ton existence et de tes actes2 ». Fanny aura interdiction de publier – certaines de ses pièces le seront sous le nom de son frère, avec son accord.
Idées reçues d’un temps révolu ? Voir. Lorsque la partition de la Sonate pour piano en la majeur, dite « Ostersonate » ou Sonate de Pâques, signée « F. Mendelssohn », a été retrouvée en 1970, elle a été « automatiquement » attribuée à Félix. Lorsque quelques musicologues ont suggéré que la sonate, décrite comme « masculine », « violente » et « ambitieuse3 », pourrait bien être de la main de Fanny, ils ont été ridiculisés. Mais en 2010, une analyse graphologique du manuscrit, dont les pages numérotées correspondaient à un folio manquant des œuvres de Fanny, a définitivement confirmé l’attribution de la sonate à la sœur du « génie » – certains spécialistes rechignant encore, même devant l’évidence, à accepter ce retournement.
Pour toutes ces raisons relatives à la disqualification ordinaire des musiciennes, il convient de saluer aujourd’hui le travail exceptionnel de Kyunghee Kim-Sutre qui, pendant cinq ans, a enquêté dans les bibliothèques pour reconstituer le répertoire de la harpiste, soprano et compositrice Sophia Corri-Dussek (1775-1831). La grande majorité des pièces ici réunies n’ont jamais été enregistrées. Aussi n’est-il pas excessif – pour une fois – de parler de « disque événement ».
Le destin de Sophia Corri-Dussek et de son œuvre est à la fois commun et inhabituel. La musique, comme souvent à l’époque, est une affaire de famille. Celle-ci est italienne, installée en Écosse. Sophia, née à Edimbourg en 1775, apprend le chant avec son père, Domenico Corri, compositeur, éditeur et impresario. Son oncle, Natale Corri, compose ; sa cousine, Fanny Corri-Praltoni, est soprano. À dix-sept ans, cantatrice déjà reconnue – elle a fait ses débuts aux fameux concerts Salomon de Londres, avec Haydn à la direction –, elle épouse le Tchèque Jan Ladislav Dussek (1860-1812), pianiste virtuose et compositeur de renom, de quinze ans son aîné. Dussek est une étoile de la musique en Europe, dont les têtes couronnées se disputent les talents, de Catherine de Russie à Marie-Antoinette. Pour la petite histoire, il aurait été le premier pianiste à se produire de profil – qu’il avait séduisant – sur scène…
« Fille de » et « femme de », Sophia Dussek se retrouve dans une position ambivalente, que tant de femmes ont connue : si elle « bénéficie » de la notoriété de son mari, associé à son beau-père dans l’édition de pièces musicales dès 1792, son autonomie et son intégrité de compositrice en souffrent. À l’image de Fanny Mendelssohn avec son frère, elle accepte que certaines de ses œuvres pour harpe soient signées de son mari – seule façon d’accéder à la publication et donc à la diffusion de son travail. Les six sonatinas, classiques du répertoire pour harpe longtemps attribués à Jan Ladislav, seraient ainsi en réalité de la main de Sophia. En 1799, la maison Corri-Dussek, grevée par une gestion désastreuse, fait faillite. Domenico Corri échoue en prison pour dettes, quand Jan Ladislav Dussek fuit ses créanciers et se réfugie à Hambourg. Il ne reverra jamais sa femme, ni leur fille Olivia. Il meurt de la goutte en 1812 à Saint-Germain-en-Laye.
La carrière de Sophia Dussek aurait pu s’arrêter avec la rupture conjugale. Il n’en fut rien. Elle va au contraire connaître un second souffle à Londres, où Sophia joue un rôle déterminant dans l’introduction des œuvres de Mozart – elle chante notamment un des solos du Requiem en 1801 à Covent Garden. Elle fonde une école musicale à Paddington et, surtout, publie enfin sous son nom. En 1812, elle se remarie avec l’altiste John Alvis Moralt, et poursuit son œuvre, en écrivant des arrangements pour piano, harpe ou piano et harpe. Elle mourra en 1831, laissant l’image d’une artiste accomplie, dont les mélodies pour harpe étaient devenues très populaires.
La postérité, qui est capricieuse, l’oubliera. Les découvertes de Kyunghee Kim-Sutre, et la merveilleuse interprétation d’airs avec variations ici réunis, réparent une injustice avec autant d’élégance que d’éclat.
*http://hf-idf.org/2015/09/28/brochure-sacd-ou-sont-les-femmes-saison-20152016/
1 Florence Launay, « Les musiciennes : de la pionnière adulée à la concurrente redoutée. Bref historique d’une longue professionnalisation », Travail, Genre et Sociétés, 2008/1, n°19, p. 41.
2 Lettre d’Abraham Mendelssohn à sa fille Fanny, 16 juillet 1820, cité dans Carol Neuls-Bates, Women in Music : an anthology of source readings from the Middle Ages to the present, New York : Harper & Row, 1982, p. 144.
3 Derek Hawkins, « A Mendelsshohn masterpiece was really his sister’s. After 188 years, it premiered under her name”, The Washington Post, March 9, 2017. https://www.washingtonpost.com/news/morning-mix/wp/2017/03/09/a-mendelssohn-masterpiece-was-really-his-sisters-after-188-years-it-premiered-under-her-name/?utm_term=.93de3690f609 (consulté le 1er mai 2019)
A considerable number among Sophia Dussek’s works were long attributed to her husband, and most of her compositions were forgotten, lying dormant in the libraries of the United Kingdom. Yet these compositions had enjoyed great success in her lifetime, particularly her arrangements for harp of favorite airs, popular operas and Scottish, Welsh, Irish or even French songs.
Afer having published an album devoted to sonatas composed by Mr and Mrs Dussek, Kyunghee Kim-Sutre offers us a selection of Favourite Airs arranged for the harp, most of which have not yet been recorded
Preface by Laure Murat:
Will the 21st century turn out to be the century of women composers? Every year new sites devoted to women musicians spring up on the web, as the interest for their more or less unheralded works grows and takes on concrete form in concerts or recordings. The famous names mingle with those forgotten; enjoying rediscovery are Barbara Strozzi, Elisabeth Jacquet de la Guerre, Hélène de Montgeroult, Sophie Cail, Fanny Mendelssohn, Cécile Chaminade, Louise Farrenc, Augusta Holmès, Ethel Smyth, Lili Boulanger, to mention just a few. From unpublished works to rehabilitations, homages to revelations, a new continent comes unexpectedly to light.
This belated honouring of women composers from the past is part of a more extensive movement of recognition of woman artists and their place in the realm of creative endeavour. Yet, despite the burgeoning of this historical research within the music world, one reality remains: 4% of contemporary musical works programmed are composed by women.*
This resistance is understandably intriguing. Whilst entry to the French School of Fine Arts was denied women until 1896 and its ateliers until 1900, the Roman Congregation of Saint Cecilia welcomed its first female member in 1774, and the Paris Conservatory of Music and Dramatic Art was open to the two sexes from its very foundation in 17954. There were restrictions, however: at first only the singing and keyboard classes were accessible to women. As in the case of orchestral conducting, composition remained the exclusive domain of men. For all the women since Sappho who have been composing, these female creators with their ‘male’ brains are regarded as anomalies. For proof, the feminine form compositrice appeared only in 1847. And it would take more than twenty years until the compositional technique classes would be opened to them, in 1870. Lili Boulanger was to be the first woman to obtain the Prix de Rome in 1913, and Edith Canat de Chizy the first compositrice to be inducted into the Academy of Fine Arts, in … 2005.
And even when they are creators, women musicians are most often pigeonholed as ‘wife of ’ (Robert Schumann, Gustav Mahler), ‘sister of ’ (Felix Mendelssohn), ‘muse of the group of The Six’ (Germaine Tailleferre)… This demotion has, at the least, a twofold origin: the prejudices that weigh on women incapable ‘by nature’ of achieving creativity, and the unthinkable notion of intra-family rivalry. The case of Fanny Hensel is a caricature in this respect. As her father, Abraham Mendelssohn, wrote her in 1820: ‘For him [Felix] music will perhaps become his profession, whilst for you it should only remain a pastime but never the basis of your existence and of your endeavours5 ’. Fanny herself would not be allowed to publish; among her pieces some were eventually to appear under the name of her brother, with her assent.
Worn-out clichés from bygone times? Hardly. When the score of the Piano Sonata in A major, known as the Ostersonate or Easter Sonata, signed ‘F. Mendelssohn’, was recovered in 1970, it was ‘automatically’ attributed to Felix. When a few musicologists suggested that the sonata, termed ‘masculine’, ‘violent’ and ‘ambitious6’, might just be from Fanny‘s pen, they were scoffed at. But in 2010 a handwriting analysis of the manuscript, whose numbered pages corresponded to a missing folio of Fanny’s works, definitively confirmed the attribution of the sonata to the sister of the ’genius’; yet, even faced with the obvious, certain specialists still balk at accepting this reversal.
For all these reasons behind the everyday disqualification of women musicians, it is fitting to acknowledge today the exceptional work of Kyunghee Kim-Sutre, who spent five years of research in libraries in order to reconstitute the repertory of the harpist, soprano and composer Sophia Corri-Dussek (1775-1831). The great majority of the pieces brought together here have never been recorded. Hence it is not overreach – for once – to speak of a ‘landmark recording’.
The fate of Sophia Corri-Dussek and her work is at once commonplace and unusual. Music, as often at that time, was a family matter. This particular family was Italian, residing in Scotland. Sophia, born in Edinburgh in 1775, learned singing from her father Domenico Corri, a composer, publisher and impresario. Her uncle, Natale Corri, composed; her cousin, Fanny Corri-Praltoni, was a soprano. At seventeen, already a recognized singer – who made her debut in the celebrated Salomon Concerts of London, with Haydn at the helm – she married the Czech Jan Ladislav Dussek (1860-1812), a virtuoso pianist and renowned composer, fifteen years her elder. Dussek was a star of music in Europe, the crowned heads vying for his talents, from Catherine of Russia to Marie-Antoinette. For the anecdote, he is thought to have been the first pianist to perform in profile – his was highly appealing – on stage…
‘Daughter of ’ as well as ‘wife of ’, Sophia Dussek found herself in an ambivalent position, such as many a woman has known: whilst she ‘benefited’ from her husband’s notoriety, associated with his father-in-law in the publication of musical works as early as 1792, this was to the detriment of her autonomy and integrity as a composer. Mirroring Fanny Mendelssohn in relationship with her brother, she went along with having certain among her works for harp signed by her husband – the only way to attain publication and thereby the disseminating of her production. The six sonatinas, classics within the harp repertory and long attributed to Jan Ladislav, are thus thought to be from Sophia’s pen. In 1799, the Corri-Dussek firm, undermined by disastrous management, went bankrupt. Domenico Corri wound up in debtors’ prison, whilst Jan Ladislav Dussek fled from his creditors and took refuge in Hamburg. He would never see his wife again, nor their daughter Olivia. He died of gout in 1812 at Saint-Germain-en-Laye.
Sophia Dussek’s career could have come to a close with her marital separation. But this by no means transpired. On the contrary, she was to enjoy a second wind in London, where she played a decisive role in the introduction of Mozart’s works: in particular she sang one of the solos in the Requiem in 1801 at Covent Garden. She founded a music school in Paddington and, above all, began publishing under her own name at last. In 1812 she was remarried, to the viola player John Alvis Moralt, then continued her compositional output, writing arrangements for piano, harp or piano and harp. She died in 1831, leaving behind the image of a bona fide artist whose airs for harp had become very popular.
Posterity, in its fickleness, was to forget her. The discoveries by Kyunghee Kim-Sutre, and the marvellous performance of airs and variations brought together here, redress an injustice with an equal measure of elegance and splendour.
*http://hf-idf.org/2015/09/28/brochure-sacd-ou-sont-les-femmes-saison-20152016/
4. Florence Launay, ‘Les musiciennes : de la pionnière adulée à la concurrente redoutée. Bref historique d’une longue professionnalisation’, Travail, Genre et Sociétés, 2008/1, no. 19, p. 41.
5. Letter of Abraham Mendelssohn to his daughter Fanny, 16 July 1820, quoted in Carol Neuls-Bates, Women in Music : an anthology of source readings from the Middle
Ages to the present, New York, Harper & Row, 1982, p. 144.
6. Derek Hawkins, ‘A Mendelssohn masterpiece was really his sister’s. After 188 years, it premiered under her name’, The Washington Post, March 9, 2017.
https://www.washingtonpost.com/news/morning-mix/wp/2017/03/09/a-mendelssohnmasterpiece-was-really-his-sisters-after-188-years-it-premiered-under-her-name/?utm_term=.93de3690f609 (consulted on 1st May 2019)
Le XXIe siècle sera-t-il le siècle des compositrices ? Chaque année, de nouveaux sites consacrés aux musiciennes fleurissent sur la toile, tandis que l’intérêt pour des œuvres plus ou moins méconnues s’accroît et se matérialise sous forme de concerts ou de disques. Les noms célèbres se mêlent aux oubliés, on découvre ou on redécouvre Barbara Strozzi, Elisabeth Jacquet de la Guerre, Hélène de Montgeroult, Sophie Cail, Fanny Mendelssohn, Cécile Chaminade, Louise Farrenc, Augusta Holmès, Ethel Smyth, Lili Boulanger, pour n’en citer que quelques-unes. D’inédits en réhabilitations, d’hommages en révélations, se dessine un continent neuf, inattendu.
Cette mise à l’honneur tardive des compositrices du passé appartient à un mouvement plus vaste de reconnaissance des femmes artistes et de leur place dans la création. Pourtant, malgré l’effervescence de ces recherches historiques dans le monde musical, une réalité demeure : 1% des pièces programmées en concert sont l’œuvre de compositrices.
Cette résistance intrigue de bon droit. Alors que l’entrée de l’École des Beaux-Arts a été barrée aux femmes jusqu’en 1896 et les ateliers jusqu’en 1900, la congrégation romaine de Sainte Cécile accueille la première femme en 1774, tandis que le conservatoire de musique et d’art dramatique de Paris est ouvert aux deux sexes dès sa fondation en 17951. Avec des restrictions cependant : seules les classes de chant et de clavier sont d’abord accessibles aux femmes. À l’image de la direction d’orchestre, la composition reste la chasse gardée des hommes. Les femmes ont beau composer depuis Sappho, ces créatrices au cerveau « mâle » sont regardées comme des anomalies. À preuve, le mot « compositrice » n’apparaît qu’en 1847. Il faudra attendre les années 1870 pour que les classes d’écriture leur soient enfin ouvertes. Lili Boulanger sera la première à obtenir le Prix de Rome en 1913, Edith Canat de Chizy, la première compositrice à entrer à l’Académie des Beaux-Arts, en…2005.
Quand bien même créent-elles, les musiciennes sont le plus souvent reléguées à être « femme de » (Robert Schumann, Gustave Malher), « sœur de » (Félix Mendelssohn), « muse » du groupe des Six (Germaine Tailleferre)… Cette relégation a, au moins, une double origine : les préjugés qui frappent les femmes incapables « par nature » d’accéder à la création et la concurrence inenvisageable au sein de la famille. Le cas de Fanny Hensel est, à cet égard, caricatural. Ainsi que lui écrivait son père, Abraham Mendelssohn, en 1820 : « La musique deviendra peut-être pour lui [Félix] son métier, alors que pour toi elle doit seulement rester un agrément mais jamais la base de ton existence et de tes actes2 ». Fanny aura interdiction de publier – certaines de ses pièces le seront sous le nom de son frère, avec son accord.
Idées reçues d’un temps révolu ? Voir. Lorsque la partition de la Sonate pour piano en la majeur, dite « Ostersonate » ou Sonate de Pâques, signée « F. Mendelssohn », a été retrouvée en 1970, elle a été « automatiquement » attribuée à Félix. Lorsque quelques musicologues ont suggéré que la sonate, décrite comme « masculine », « violente » et « ambitieuse3 », pourrait bien être de la main de Fanny, ils ont été ridiculisés. Mais en 2010, une analyse graphologique du manuscrit, dont les pages numérotées correspondaient à un folio manquant des œuvres de Fanny, a définitivement confirmé l’attribution de la sonate à la sœur du « génie » – certains spécialistes rechignant encore, même devant l’évidence, à accepter ce retournement.
Pour toutes ces raisons relatives à la disqualification ordinaire des musiciennes, il convient de saluer aujourd’hui le travail exceptionnel de Kyunghee Kim-Sutre qui, pendant cinq ans, a enquêté dans les bibliothèques pour reconstituer le répertoire de la harpiste, soprano et compositrice Sophia Corri-Dussek (1775-1831). La grande majorité des pièces ici réunies n’ont jamais été enregistrées. Aussi n’est-il pas excessif – pour une fois – de parler de « disque événement ».
Le destin de Sophia Corri-Dussek et de son œuvre est à la fois commun et inhabituel. La musique, comme souvent à l’époque, est une affaire de famille. Celle-ci est italienne, installée en Écosse. Sophia, née à Edimbourg en 1775, apprend le chant avec son père, Domenico Corri, compositeur, éditeur et impresario. Son oncle, Natale Corri, compose ; sa cousine, Fanny Corri-Praltoni, est soprano. À dix-sept ans, cantatrice déjà reconnue – elle a fait ses débuts aux fameux concerts Salomon de Londres, avec Haydn à la direction –, elle épouse le Tchèque Jan Ladislav Dussek (1860-1812), pianiste virtuose et compositeur de renom, de quinze ans son aîné. Dussek est une étoile de la musique en Europe, dont les têtes couronnées se disputent les talents, de Catherine de Russie à Marie-Antoinette. Pour la petite histoire, il aurait été le premier pianiste à se produire de profil – qu’il avait séduisant – sur scène…
« Fille de » et « femme de », Sophia Dussek se retrouve dans une position ambivalente, que tant de femmes ont connue : si elle « bénéficie » de la notoriété de son mari, associé à son beau-père dans l’édition de pièces musicales dès 1792, son autonomie et son intégrité de compositrice en souffrent. À l’image de Fanny Mendelssohn avec son frère, elle accepte que certaines de ses œuvres pour harpe soient signées de son mari – seule façon d’accéder à la publication et donc à la diffusion de son travail. Les six sonatinas, classiques du répertoire pour harpe longtemps attribués à Jan Ladislav, seraient ainsi en réalité de la main de Sophia. En 1799, la maison Corri-Dussek, grevée par une gestion désastreuse, fait faillite. Domenico Corri échoue en prison pour dettes, quand Jan Ladislav Dussek fuit ses créanciers et se réfugie à Hambourg. Il ne reverra jamais sa femme, ni leur fille Olivia. Il meurt de la goutte en 1812 à Saint-Germain-en-Laye.
La carrière de Sophia Dussek aurait pu s’arrêter avec la rupture conjugale. Il n’en fut rien. Elle va au contraire connaître un second souffle à Londres, où Sophia joue un rôle déterminant dans l’introduction des œuvres de Mozart – elle chante notamment un des solos du Requiem en 1801 à Covent Garden. Elle fonde une école musicale à Paddington et, surtout, publie enfin sous son nom. En 1812, elle se remarie avec l’altiste John Alvis Moralt, et poursuit son œuvre, en écrivant des arrangements pour piano, harpe ou piano et harpe. Elle mourra en 1831, laissant l’image d’une artiste accomplie, dont les mélodies pour harpe étaient devenues très populaires.
La postérité, qui est capricieuse, l’oubliera. Les découvertes de Kyunghee Kim-Sutre, et la merveilleuse interprétation d’airs avec variations ici réunis, réparent une injustice avec autant d’élégance que d’éclat.
1 Florence Launay, « Les musiciennes : de la pionnière adulée à la concurrente redoutée. Bref historique d’une longue professionnalisation », Travail, Genre et Sociétés, 2008/1, n°19, p. 41.
2 Lettre d’Abraham Mendelssohn à sa fille Fanny, 16 juillet 1820, cité dans Carol Neuls-Bates, Women in Music : an anthology of source readings from the Middle Ages to the present, New York : Harper & Row, 1982, p. 144.
3 Derek Hawkins, « A Mendelsshohn masterpiece was really his sister’s. After 188 years, it premiered under her name”, The Washington Post, March 9, 2017. https://www.washingtonpost.com/news/morning-mix/wp/2017/03/09/a-mendelssohn-masterpiece-was-really-his-sisters-after-188-years-it-premiered-under-her-name/?utm_term=.93de3690f609 (consulté le 1er mai 2019)